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Les derniers romans d'Italo Calvino comme hypertextes

Auteur : Mikhail VIZEL
viesel@russ.ru

Original publié à l'adresse suivante :
http://vladivostok.com/Speaking_In_Tongues/calvino.html

traduit du russe par Nadejda Ivanova
izuminka@yahoo.com

 

Avant-propos du traducteur

J'ai trouvé cet article sur le Web dans les résultas d'une recherche avec les mots-clés " hypertexte de fiction " (en russe). Et j'ai décidé de le mettre à la disposition des lecteurs francophones. Vous y (re)trouverez les avant-coureurs littéraires d'hypertexte passés en revue (dont les références russes moins connues que les autres) et ses notions principales, aussi que le contexte historique et épistémologique de l'apparition de l'hypertexte. Ensuite, l'auteur applique ces notions à l'analyse des trois derniers romans d'Italo Calvino, considéré à juste titre comme un des auteurs les moins linéaires de notre temps.

Mis à part quelques petites coupures signalées par [...], le texte qui suit est la traduction exacte du texte initial (publié en ligne) qui restitue toutes les notes et tous les liens de l'original. Quelques commentaires que j'ai jugé utile d'apporter sont en cursive entre parenthèses. Pratiquement toutes les citations ont été retrouvées et reprises dans leur version française, pour les deux premiers romans d'Italo Calvino je me suis servie des éditions de Seuil, pour " Le voyageur " - de celle de Poche  la bibliographie renvoie donc aux traductions françaises, si elles existent.

Bonne lecture !

 


I. Définition de l'hypertexte

II. Hypertexte et post-modernisme

III. Hypertextes non-littéraires. Histoire

IV.

V. Classification des hypertextes

VI. La flèche du temps dans le sable. " Villes imaginaires "

VII. Palindromes de sens. " Château des destinées croisées "

VIII. " Toi, lecteur... ". " Si par une nuit d'hiver un voyageur... "


Italo Calvino (1923- 1985) est un des écrivains italiens les plus originaux du XX siècle. Il est entré dans la littérature avec un roman " militaire " " Le sentier des nids d'araignées ", 1947. Déjà ce premier livre a été identifié comme non-réaliste. Encore plus étonnante sera la trilogie écrite dans les années 50 " Nos ancêtres ". Les titres parlent pour eux : " Le vicomte pourfendu ", " Le baron perché ", " Le chevalier inexistant ".

Dans les années 60 Calvino participe activement aux discussions sur les destins de la littérature, sur ses rapports avec la science et fait partie du groupe OULIPO (Ouvroir de Littérature potentielle) qui " faisait des expériences mathématico-littéraires " (XIV, 185) et s'opposait à Rolland Barthes et aux écrivains partisans de l'écriture automatique, réunis autour de la revue " Tel Quel ", où " dominait la distraction, l'acrobatie de l'esprit et de l'imagination " (ibid.).

De toute évidence ce n'est pas sans l'influence de ces discussions que Calvino écrit, dans les années 70, des romans qui ne rentrent plus dans le cadre de la littérature " normale ". A ma conviction, ses derniers romans (" Les villes imaginaires", " Le ch'teau des destins croisés " et " Si par une nuit d'hiver un voyageur ") se prêtent le mieux à une description en termes de l'hypertexte littéraire.

Le présent article est consacré à la démonstration de cette thèse.

 

I. Définition de l'hypertexte

Calvino lui-même a employé le terme d'" hyperroman " en l'appliquant aux deux derniers des romans cités, en 1980, dans l'essai " La machine littéraire ", et il est de ce fait un des créateurs du terme. Puisque le mot " hypertexte " n'est plus une métaphore, on se doit de commencer par les définitions (bien que dans la tradition critique russe le sujet est très peu élaboré, les bibliographies des ouvrages européens et américains comptent déjà des dizaines de titres).

Le site " Labyrinthe électronique " qui est une des meilleures références en ce qui concerne la théorie de l'hypertexte, donne une des définitions les plus complètes et générales :

L'hypertexte est une présentation de l'information comme un réseau de noeuds reliés, dans lequel les lecteurs sont libres de naviguer d'une façon non-linéaire. Il autorise la possibilité d'une pluralité d'auteurs, la dissolution de fonctions d'auteurs et de lecteur, des ouvrages élargis aux frontières floues et une pluralité de lectures. (XXI)

Il faut souligner trois aspects dans cette définition :

Dispersion de la structure. L'information est présentée par petits fragments-noeuds, et l'on peut " entrer " dans cette structure par n'importe quel maillon.

Non-linéarité de l'hypertexte. Le lecteur est désormais libre (ou obligé) de choisir son parcours de lecture, en créant ainsi son texte. Cette situation, comme le note George Landow (XXI), rend impossible la critique littéraire classique : l'hypertexte  fait disparaître la fixité du texte qui est le fondement de la théorie et de la pratique de cette critique. Un critique ne peut, par définition, lire un hypertexte dans son intégralité, c'est un " texte à lectures infinies " (readless).

Hétérogénéité et multimédia, c'est-à-dire, l'emploi de tous les moyens d'action sur le lecteur-consommateur, possibles techniquement dans un système donné (c'est cela qui est entendu par " ouvrages élargi ", expanded works) ö à commencer par des moyens purement littéraires (choix de la stratégie narrative et de la stylistique) en passant par les moyens éditoriaux (polices, mise en page, illustrations) jusqu'aux moyens numériques les plus sophistiqués (son, animation, hyperliens vers d'autres données non-littéraires).

L'élément le plus important de la structure hypertextuelle est l'hyperlien ou le saut. Voici la façon dont D. Manine (mathématicien et participant actif des projets littéraires en ligne) décrit le premier hyperroman russe qui s'intitulait simplement " Roman " :

Je vois " Roman " un peu comme une macromolécule de protéine qui a une structure primaire de base ö des pages qui sont des acides aminés, mais aussi une structure d'un niveau supérieur ö la façon dont toute la chaîne est enroulée, de cette sorte que les endroits qui sont loin l'un de l'autre (en suivant la chaîne) se trouvent à côté et sont rattachés par les liens (links). Les protéines ne peuvent pas marcher sans cette structure secondaire. Les hypertextes non plus.

L'hyperlien dans un hypertexte ö c'est la connotation matérialisée, l'allusion dans un texte ordinaire. Cette syntagmatisation des liens paradigmatiques, comme disent les structuralistes, n'est rien d'autre que la manifestation du processus proclamé par Eco (après McLuhan) de la substitution à la " civilisation de Gutenberg " de la " civilisation orientée image " (image-oriented) : les allusions deviennent plus visibles, plus grossières, ressortent sur la surface.

II. Hypertexte et post-modernisme

D'autre part, il est aisé de justifier le rapport de l'hypertexte avec la notion de post-modernisme.

Un critique américain Ihab Hassan, en donnant une des meilleures descriptions du post-modernisme, évoque les aspects suivants qui le caractérisent :

    1. Indétermination, culte de l'hermétisme, de l'erreur, de l'omission ;
    2. Caractère fragmenté et principe du montage ;
    3. " Décanonisation ", lutte contre les centres traditionnels de valeurs ;
    4. " Tout se passe sur la surface ", absence de profondeurs psychologiques et symboliques ;
    5. " On se retrouve avec le jeu du langage, sans l'Ego " : silence, refus du mimésis et de la description ;
    6. Ironie positive, qui installe un univers de pluralités ;
    7. Confusion de genres, du haut et du bas, syncrétisme des styles ;
    8. Caractère thé'tral de la culture moderne, travail pour le public, prise en compte obligatoire de l'auditoire ;
    9. Interpénétration de conscience et des moyens de communication, capacité de s'adapter à leur évolution et de réfléchir à leur sujet.

Ces aspects se rapportent bien aux caractéristiques de l'hypertexte citées ci-dessus : le premier aspect se manifeste dans la non-linéarité et l'effacement des frontières, les 2e et 4e expriment la notion de l'hyperlien (saut), le 7e, le 8e et surtout le 9e - hétérogénéité et multimédia. On constate donc que l'hypertexte n'est pas un gadget électronique, mais bien une partie intrinsèque et légitime de l'époque que nous vivons.

 

III. Hypertextes non-littéraires. Histoire

Nombreux sont encore ceux qui croient que la notion d'hypertexte est apparue tout récemment, par suite du développement des ordinateurs personnels et du réseau global d'Internet. Or, sa caractéristique principale a été formulée pour la première fois dans les années 60, bien avant l'apparition des processeurs de texte et a fortiori d'Internet, par un programmeur et philosophe Theodor Nelson :

Le trait caractéristique principal de l'hypertexte est sa discontinuité ö le saut : déplacement inattendu de la position de l'utilisateur (lecteur ö M.B.) dans le texte.

Plus tard, en 1981, dans le livre " Literary Machine ", il a donné une définition plus stricte :

J'entends par hypertexte une production non-séquentielle (non-sequential writing) ö un texte en arborescence qui laisse le lecteur choisir. Autrement dit, c'est une série de fragments de texte (a series of text chunks), reliés par des liens, proposant au lecteur des parcours différents.

A peu près à la même époque les post-structuralistes français t'tent le terrain de la nouvelle textualité en termes étonnamment proches. Rolland Barthes dans " S/Z " définit son texte-écriture idéal de la façon suivante :

Dans ce texte idéal, les réseaux sont multiples et jouent entre eux, sans qu'aucun puisse coiffer les autres ; Ce texte est une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés ; il n'a pas de commencement ; il est réversible ; on y accède par plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup sûr déclarée principale ; les codes qu'il mobilise se profilent à perte de vue, ils sont indécidables (le sens n'y est jamais soumis à un principe de décision, sinon par coup de dés) ; de ce texte absolument pluriel, les systèmes de sens peuvent s'emparer, mais leur nombre n'est jamais clos, ayant pour mesure l'infini du langage. (II, 558)

Les morceaux de textes de Nelson n'est autre chose que les lexies de Barthes :

Le signifiant tuteur sera découpé en une suite de courts fragments contigus, qu'on appellera ici des lexies <...>...sa dimension, déterminée empiriquement, au juger, dépendra de la densité des connotations, qui est variable selon les moments du texte. (ibid.)

Toute nouvelle méthode, une fois définie, a tendance à " s'extrapoler " sur les faits antérieurs. La notion de l'hypertexte ne fait pas exception. Ainsi, les romans polyphoniques de Dostoïevski sont considérés comme ses précurseurs directs, ils auraient anticipé les principes de la prose, mais surtout les particularités de la mentalité du XX s. Cette affirmation soulève des doutes, mais voici comment Lotman (critique littéraire et sémiologue russe important. ö N.I.) décrit ses impressions de la lecture des brouillons de Dostoïevski :

Dès qu'il apparaît une tendance à la narration, à une construction narrative, on est témoin d'une résistance intérieure croissante à cette tendance. <...> En fait, le texte perd la linéarité. Il se transforme en un ensemble paradigmatique des variantes possibles de l'évolution. Et cela se produit presque à chaque tournant du sujet. Une construction syntagmatique est remplacée par un espace pluridimensionnel des potentialités du sujet. En même temps le texte a de plus en plus de mal à s'insérer dans une expression verbale : il suffit de jeter un coup d'oeil sur une page de manuscrit de Dostoïevski pour voir à quel point le travail de l'écrivain est loin d'un texte narratif " normal ". Les phrases sont jetées sur les pages sans respect d'une continuité temporelle dans le remplissage de lignes ou de feuilles. On n'est jamais sûr que deux lignes placées une à côté de l'autre ont été écrites consécutivement. Les mots sont écrits avec des écritures différentes et sont de dimensions différentes, vont dans tous les sens.

<...> De nombreuses notes ne sont pas des textes, mais des abréviations mnémoniques des textes conservés dans l'esprit de l'auteur. Ainsi, les pages des manuscrits de Dostoïevski ont tendance à se transformer en signes d'une immense intégralité pluridimensionnelle habitant l'esprit de l'écrivain, au lieu d'être une exposition conséquente d'un texte organisé de façon linéaire. (Cela semble être le cas des manuscrits d'une grande partie d'écrivains qui ne font que révéler le processus de la création qui, lui, n'est jamais linéaire. ö N.I.) De surcroît, ces notes se rapportent aux niveaux différents : il y a des variantes des épisodes, des appels à soi, des réflexions théoriques philosophiques, des mots-images à part qui n'ont pas encore trouvé leur place, qui vont se développer dans des épisodes futurs. En faisant recours aux différents moyens de mise en relief : souligné, gros caractères, caractères d'imprimerie ö Dostoïevski <...> fixe l'intonation, pour ainsi dire souligner que les moyens graphiques, ce n'est pas du texte mais juste sa projection.

(A propos de la question des manuscrits voir aussi l'exposition " Aventures des écritures " à la BNF, chapitre " La page ", et la revue Genesis, signalée par J. Clément. ö N.I.)

Quiconque a déjà vu une page Web bien élaborée sera frappé par sa ressemblance ö dans tous les détails ! avec cette description d'une page de manuscrit de Dostoïevski.

[...]

On peut également trouver des éléments de multimédia dans des poèmes visuels des futuristes italiens (aussi que dans les calligrammes d'Apollinaire et les " poèmes concrets " des auteurs allemands... ö N.I.).

On peut prolonger ces extrapolations encore plus loin dans l'histoire. Ainsi, on découvre des éléments d'hypertexte dans les textes non-modernistes aussi différents que la Bible et la dilogie sur Alice de Lewis Carroll.

La dilogie de Carroll nous intéresse en premier lieu par sa non-linéarité latente : les chapitres sont unis formellement par les thèmes de " recherche de la sortie " et " recherche du trésor ", mais ils ne découlent nullement l'un de l'autre, et il apparaît tout le temps de nouveaux personnages qui n'ont rien à voir l'un avec l'autre. Dans le monde de Carroll toutes les évolutions d'événements sont possibles, elles ne sont déterminés par aucune lois de logique ou de bon sens (du reste, tout univers fictif autorise cette situation, à condition que la règle de sa construction soit l'absence de règles. ö N.I.). On ne peut jamais prévoir ce que Alice va rencontrer à la page suivante et par quoi ça va se terminer. C'est là la différence par rapport au roman d'aventure ou un roman picaresque : si, dans le monde de Dumas, un personnage entre dans un combat, il ne peut que vaincre l'adversaire ou bien perdre, alors que dans le monde de Carroll il y a une multitude infinie de variantes : son adversaire peut se transformer en oiseau ou bien on peut découvrir que leur combat est un combat avec l'ombre. Il est encore moins clair, comment chaque lecteur concret va l'interpréter et quels sens construire à la base de ce texte. En fait, on est confronté ici à ce " texte à lectures infinies " (readless) dont parle Landow et qui est inabordable pour la critique traditionnelle.

En ce qui concerne la Bible, elle nous intéresse, premièrement, à cause de son système extrêmement bien élaboré de références croisées de lieux parallèles (analogie des hyperliens), et d'autre part, par la lecture adoptée par les chrétiens dite lecture de " contrepoint " (expression de Marc Bernstein) : tous les événements de l'Ancien Testament sont projetés sur ceux du Nouveau Testament, les prophètes et les chefs sont considérés comme précurseurs et en partie une incarnation de Christ et comme un maillon incontournable de l'humanité sur le chemin de salut. En plus, chaque verset de la Bible est polysémique (dans la dogmatique orthodoxe il a 4 sens) (voici les quatre niveaux de lecture des textes bibliques distingués par les théologiens :

    • Le sens littéral qui représente l'événement ;
    • Le sens allégorique montrant dans l'Ancien Testament ce qui annonce la venue de Jésus ;
    • Le sens tropologique qui explique comment ce qui s'est accompli par Jésus doit s'accomplir en chaque homme ;
    • Le sens anagogique fait voir par anticipation la réalisation finale de l'homme parfait en compagnie de Dieu. Souvent proche de la tropologie, il ne s'en distingue pas toujours et les textes ne contiennent alors que les trois premiers sens.

Source :  " Le langage des images. Cathédrales, vol.5 ", Michel BOUTTIER, éd. Création et recherche 1995. ö N.I.) et contient potentiellement une infinité d'interprétations et associations, c'est-à-dire un réseau de nouveaux sens.

Le " Décameron " de Boccace est encore plus lié à l'hypertexte. Les nouvelles courtes se trouvent reliées entre elles non pas au niveau du sujet, mais au niveau du " métasujet " : comme on se souvient, chaque jour est consacré aux récits sur un thème précis, ils le varient et développent, alors que l'enchaînement de ces thèmes peut être considérée comme sujet (ou métasujet).

Il est important, en parlant des hypertextes, de ne pas confondre l'objet et le moyen de représentation. Ainsi, " Le jardin aux sentiers qui bifurquent " où l'on trouve la description devenue déjà classique d'une oeuvre non-linéaire :

...Une nouvelle lecture générale de l'ouvrage confirma cette théorie. Dans toutes les fictions chaque fois que diverses possibilités se présentent l'homme en adopte une et élimine les autres- dans la fiction du presque inextricable Ts'ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là les contradictions du roman. Fang, disons, détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l'intrus, l'intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, et coetera. Dans l'ouvrage de Ts'ui Pên, tous les dénouements se produisent ; chacun est le point de départ d'autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent : par exemple, vous arrivez chez moi, mais, dans l'un des passés possibles, vous êtes mon ennemi ; dans un autre, mon ami.

De même, " Bruit et fureur " de Faulkner n'a rien d'un hypertexte : dans un récit complexe chargé d'allusions bibliques et réalisé avec des techniques narratives modernistes, on arrive à discerner un sens dont l'interprétation ne pose pas de problème (démantèlement et dégradation du clan de Compson comme une représentation de la déchéance générale du mode de vie patriarcale du Sud), et une histoire tout à fait linéaire (Caddy Compson est tombée enceinte par l'oeuvre de Dalton Ames et elle est obligée de se marier précipitamment, l'un des frères la maudit, un autre (qui se suicide) éprouve pour elle une affection maladive, et le troisième frère idiot est en adoration muette pour elle etc.). C'est la différence du " Bruit et fureur " des vraies constructions hypertextuelles, comme, par exemple, " Feu p'le " de Nabokov (éd. Poche), où, sans parler d'autres traits typiques de l'hypertexte, le lecteur peut reconstituer au moins trois versions fondées de ce qui s'est passé dans le roman qu'il a lu et comment il faut l'interpréter.

Comme a bien remarqué autrefois Tarlé, les mines entières de marbre de Carrare n'amènent pas l'apparition de " Venus de Milo " ni de David. L'ordinateur tout seul n'a pas engendré la non-linéarité, l'hypertextualité et le multimédia. Les éléments d'hypertextualité sont généreusement éparpillés dans toute la littérature mondiale. Mais pourquoi c'est seulement dans la seconde moitié du XX s. qu'ils se condensent, sont revendiqués et passent à un autre niveau ?

IV.

On ne s'est pas encore entièrement rendu compte du changement de la place de l'homme dans le monde au cours des dernières décennies. On change la face du monde. D'un élément du biosystème l'homme s'est transformé en une unité qui détermine l'existence physique de la Terre, au même titre que l'océan mondial ou le système vulcanien.

Mais l'essentiel c'est que non seulement nous pensons au monde différemment, mais aussi on le sent autrement. Il ne s'agit pas ici du fait qu'on peut parler aux autres continents de chez soi et manger des fraises en hiver, mais des notions de base : gr'ce aux voitures et aux trains, notre sens du temps et du rythme a changé ; gr'ce aux couleurs artificielles épurées - le sens de coloris etc. Nous sommes impressionnés par les pyramides d'Egypte, mais cette admiration est rétrospective. Pour qu'elles nous frappent comme il y a vingt siècles, il faut qu'elles soient aussi grandes que la Tour Eiffel et scintilles de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

La réalité et la fiction échangent de places, diffusent l'une dans l'autre. Un accident de voiture dans la vie réel n'a pas du tout l'air vraisemblable : il n'y a pas de filmage au ralenti, ni de répétitions des vues différentes, rien de tout ce que nous avons tous vu tellement de fois à la télé et au cinéma.

Jean Baudrillard a écrit dans sa réflexion sur les bizarreries de la guerre du Golf, première guerre de l'époque électronique, quand Bush et Hussein apprenaient ce qui se passait par les mêmes émissions CNN  (traduction de N.I.) :

De nos jours, le virtuel domine résolument l'actuel ; notre sort est de se contenter de la virtualité limite qui, contrairement à la virtualité d'Aristote, fait redouter la perspective du passage à l'action. Nous ne sommes plus dans la logique du passage du possible au réel, mais dans une logique hyperréaliste d'épouvante de nous-mêmes par la possibilité même du réel.

En même temps un intellectuel à l'esprit critique est en voie d'extinction comme type. Sa phobie de réel semble se répandre sur tout le réseau de vaisseaux sanguins de nos instituts.

Ce n'est donc pas étonnant que, depuis 80e, les sociologues, les culturologues, les philosophes et même les critiques littéraires parlent, chacun de leur point de vue, du changement du paradigme culturel, crise de la civilisation industrielle etc.

[...]

Il ne s'agit pas d'une crise comme les autres : la réalité a changé ö autour de nous et à l'intérieur de nous, indépendamment de ce laquelle est considérée comme première et si on fait cette distinction.

Le remplacement des oppositions binaires réalité / fiction et réalité / texte par toute une série de réalités et une hiérarchie de textes, le conflit qui marque ce remplacement et sa résolution : tel est l'axe de l'évolution de la civilisation au XX s., et, par conséquent, de son art.

Lotman écrit à propos de ce conflit dans l'évolution de la culture :

Les cultures orientées sur les messages ont un caractère plus dynamique. Elles ont tendance à augmenter le nombre de textes à l'infini et donnent une croissance rapide de connaissances. Un exemple classique : la culture européenne du XIX s. Le revers de ce type de civilisation est un clivage très marqué de la société en émetteurs et récepteurs, l'apparition d'une tendance psychologique à consommer des vérités toutes faites comme un message sur le résultat d'un effort mental d'autrui. <...> Il est évident que le lecteur du roman européen de nouveau type est plus passif que celui qui écoute un conte merveilleux (ce dernier doit encore transformer les clichés reçus en textes de sa conscience) ; un spectateur au thé'tre est plus passif qu'un participant du carnaval. La tendance à une consommation aveugle est le côté dangereux d'une culture orientée à la réception de l'information de l'extérieur.

Les cultures orientées sur l'autocommunication sont capables de développer une plus grande activité spirituelle, mais elles sont souvent beaucoup moins dynamiques que ce que nécessitent les besoins de la communauté humaine. (VII, 45)

Lotman ne fait pas de conclusion, mais elle paraît évidente : une synthèse entre ces deux approches exclusives est nécessaire, à l'image du principe de complémentarité formulé par Nils Bor pour la physique quantique et extrapolé ensuite dans le domaine des sciences humaines.

Le philosophe français Paul Ricoeur écrit :

Un texte est une unité (a whole), et entant qu'unité isolée peut être rapproché d'un objet qui peut être considéré des côtés différents, mais jamais de tous les côtés simultanément. (cité d'après XXI).

" L'ambiguïté est une richesse ", remarque laconiquement Borges dans une de ses nouvelles les plus connues et les plus ambiguës " Pierre Menard, auteur de Don Quichotte ".

L'hypertexte qui détruit la détermination et la monosémie du message se trouve être un instrument particulièrement adapté à notre époque et adéquat pour la description des nouveaux rapports à la réalité. C'est l'instrument capable de réunir " l'activité spirituelle " de la civilisation du type autocommunicatif dans laquelle nous entrons, et la civilisation classique " du message ".

V. Classification des hypertextes

Suite à sa popularité, la notion d'hypertexte englobe un grand nombre de classes d'objets. Nous allons donc essayer de classer les hypertextes suivant des paramètres différents et déterminer le groupe dans lequel on va placer les romans de Calvino.

  1. Fictionnels / non-fictionnels. Comme la majorité des textes " ordinaires ", la plupart des hypertextes ne sont pas fictifs. Ce sont des annuaires, des modes d'emploi, construits suivant le principe " pour telle opération voir telle page, en cas d'un tel problème voir telle page, si le problème persiste, voir telle page " (un exemple connu est le système d'aide inséré dans le système d'exploitation de Windows), et, bien sûr, les encyclopédies.
  2. Isolés / en réseau. L'un des premiers (donc, les plus connus) hypertextes de fiction ö " Afternoon " de Michael Joyce est vendu sous forme de CD-rom. Il se limite à ce CD-rom et une seule personne qui est devant son écran peut le lire en un moment de temps donné. Il existe d'autre part des hyperromans dans le réseau qui sont accessibles simultanément à beaucoup d'utilisateurs et, deuxièmement, qui peuvent se grouper en sites réunissant les oeuvres de ce type. Tels sont, par exemple, Labyrinthe électronique déjà cité, " Eastgate " ou bien le projet cyclopéen de Mikhail Epstein " Livre des livres " (pour résumer, son idée est de rassembler " des idées des livres non-écrits " pour que n'importe quel intéressé puisse s'en servir).
  3. Lecture seule / lecture avec commentaires / lecture-écriture. " Lecture avec commentaire " est le type le plus répandu d'existence d'oeuvres sur le Réseau. Le lecteur/spectateur (car il s'agit non seulement de textes, mais aussi de tableaux, photos, fragments sonores etc.) a la possibilité d'exprimer, dans un " livre d'or " prévu à cet effet, son admiration, son désaccord et autres sentiments. D'aucuns ont tendance à considérer les livres d'or dont certains ont un taux de fréquentation important, comme un nouveau genre de littérature ö netérature (traduction du néologisme russe " seteratura " forgé des mots " réseau " ö net et " littérature ") dont l'étude peut nous amener trop loin. Lecture / écriture ö c'est des projets en évolution constante. Ils se divisent en :
  4. Projets d'un seul auteur / projets collectifs. Dans le cas d'un projet individuel l'accès au site est protégé et réservé à l'auteur ou se fait avec son accord. Ainsi sont aussi tous les projets sur CD-rom. Dans le Réseau, tel est le cas de " La quai de Jitinski " - site où l'écrivain de St-Petersbourg Jitinski met ses oeuvres en les alimentant de liens croisés qui forment un hypertexte. L'accès aux projets collectifs est ouvert. Le plus réussi me semble être " Le jardin des haïkus qui bifurquent " du " Zhurnal.Ru ". Il est important de prendre en compte le fait que souvent les projets individuels sont compliqués par l'introduction des auteurs-marionnettes ö personnages virtuels créés par l'auteur qui ont leur voix indépendantes. Tel est le cas de " La grenouillère " - site consacré à la poésie japonaise dont l'auteur publie non seulement ses textes et ceux d'autrui, mais ceux de " Mary Shelli " (!) ö personnage créé par lui qui a une vie dans le réseau très active.
  5. Axiaux / dispersés. On va appeler " axiales " les oeuvres qui, sans avoir de sujet transversal, ne se prêtent pas mieux pour autant aux opérations combinatoires, c'est-à-dire celles qui ont un principe magistral de construction. Tel est le cas de " Décaméron ", si on le considère comme hypertexte. Les hypertextes axiaux, c'est un passage entre le livre classique de Gutenberg et l'hypertexte proprement dit, dispersé par sa nature. Les hypertextes dispersés n'ont pas d'axe narrative marqué. Ils n'ont pas de début, ni de fin, on peut y accéder par n'importe quel endroit. Cet aspect de classification est le plus conventionnel : il faudrait parler non pas d'une opposition binaire, mais de deux axes dans un système de coordonnées, entre lesquels chaque hypertexte concret va trouver sa place.

Ainsi, par suite de cette classification, l'objet de notre étude va être constitué par les hypertextes fictionnels, isolés, d'un seul auteur (individuels), en lecture seule. En ce qui concerne le critère " axial / dispersé ", c'est celui qui évolue dans les trois romans étudiés de façon la plus manifeste. C'est ce critère qui nous permettra de suivre l'évolution d'Italo Calvino pendant la dernière période de son oeuvre.

VI. La flèche du temps dans le sable

Une fois les définitions données et la classification établie, on peut passer à l'étude des romans d'Italo Calvino. On va commencer par les " Villes imaginaires ".

En 1967 Calvino écrit :

Dans le mode de regard de la culture actuelle sur le monde il existe une tendance qui se manifeste partout : le monde est vu, dans ses aspects différents, toujours plutôt discret que continu. (XIV, 167)

La réalisation littéraire de cette affirmation a donné " Les villes imaginaires ". Ce livre contient cinquante cinq petits récits consacrés aux villes que Marco Polo aurait visité (" aurait visité " dans la réalité intérieure du roman) sur la demande de Kublai Khan. Ils sont groupés en neuf chapitres, cinq récits dans chacun, excepté le premier et le derniers chapitres qui en comptent dix chacun. Chaque chapitre est entouré de paroles intermèdes de l'auteur dont la longueur varie entre un paragraphe et quelques pages. Ces intermèdes reproduisent des dialogues de Marco Polo et Kublai Khan dans l'ambiance où ils ont lieu. Les récits des villes sont réunis dans onze groupes thématiques, cinq récits dans chaque groupe : " Villes et mémoire ", " Villes et désirs ", " Villes et signes ", " Villes effilées " etc. Chaque nouveau type apparaît en dernier (5-e) dans un chapitre et dans chaque chapitre suivant avance d'une position pour disparaître en arrivant au début.

Cette structure si complexe qui a demandé une description aussi détaillée est compensée par la brièveté des récits : d'une demi-page à une page et demie de petit format, qui décrivent une seule particularité de la ville ou de ses habitants. Ainsi, chaque récit constitue pratiquement une lexie de Barthes, tout en respectant le principe d'équilibre : plus d'allusions chargent le récit, plus court il est.

D'ailleurs, D. Manine qui ne connaît ni Barthes ni Landow aboutit aux mêmes conclusions au terme de son analyse de premier roman russe hypertextuel collectif :

La page [c'est-à-dire le chapitre ö M.V.] doit être courte, pour une bouchée : un événement, une idée, une métaphore. <...> [Il faut respecter] Le principe de complémentarité : plus il y a de liens dans une page, plus courte elle doit être. (VIII)

Bien que le khan chinois Koublaï (Koubilaï) à la cour duquel le négociant vénitien a passé vingt ans soit un personnage historique, il évoque pour le lecteur plutôt le Kubla-khan qui n'a existé que dans les rêves hallucinatoires de Coleridge. Le livre est caractérisé par l'ambivalence du songe et de la réalité, dans l'esprit de Borges. Soit Marco et le khan s'imaginent le reste du monde, pour avoir objet de discussion, soit ils s'imaginent ces discussions sans interrompre leurs activités habituelles (Marco voyage dans les foires avec un sac de poivre, le Khan galope en tête de ses armées), soit ils se sont imaginés eux-mêmes (il est à noter que la traduction française du titre " La citta invisibile " par " Villes imaginaires " réduit l'éventail d'interprétations ö N.I.) :

KUBLAI : Peut-être notre dialogue se joue-t-il entre deux misérables surnommés Kublai Khan et Marco Polo, occupés à fouiller une décharge d'ordures, à mettre en tas des ferrailles rouillées, des lambeaux d'étoffe, de vieux papiers. Rendus ivres par quelques gorgées de mauvais vin, ils voient resplendir autour d'eux tous les trésors de l'Orient.

POLO : Peut-être n'est-il resté du monde qu'un terrain vague couvert d'immondices, et le jardin suspendu du palais du Grand Khan. Ce sont nos paupières qui les séparent, mais on ne sait lequel est dehors, lequel est dedans.

Le chronotope du roman est, lui aussi, conventionnel et schématique. Dans les récits de Marco, des dromadaires et des jonques côtoient des gratte-ciel et des radios, des petites rues sinueuses aux marches, des passages étroits et des hameaux voisinent le système européen de canalisation, une ville de Morts parfaitement égyptienne ö des Lares et des Pénates.

Mais la première chose qui frappe à la lecture des " Villes imaginaires " est l'absence totale du vecteur de temps. L'action n'avance ni ne recule. Il s'agit, en termes de Jean Genet, non pas de l'absence de mouvement du discours, mais de l'absence du mouvement de l' " histoire " elle-même. L'action ne bouge pas : Marco et le Khan sont assis dans le jardin, et Marco relate des histoires non liées l'une à l'autre. Contrairement à " Mille et une nuit " ou " Décaméron ", il n'y a aucune action dans ces histoires elles-mêmes ! Chaque récit de Polo est une description statique, une " coupe " de la vie de telle ou telle ville. La flèche du temps se trouve enfoncée dan le sable des petits récits dispersés, où pourtant il existe une cohésion intérieure, comme dans le vrai sable.

Cette structure discrète (non continue) et statique du livre fait qu'il est pratiquement impossible de retenir l'ordre des histoires ni du premier coup, ni à la relecture. Le lecteur est invité à trouver et à activer lui-même les liens intérieurs.

Par exemple, la tentation est grande de tenter la lecture des récits par groupes thématiques : cinq " Villes et mémoire " ; ensuite ö cinq " Villes et désirs " ; et ainsi de suite jusqu'aux cinq derniers " Villes cachées ". Qu'y a-t-il de commun, de différent ? Ou bien on peut essayer d'analyser chaque chapitre en tant qu'entité. Quel est le principe qui réunit les récits dans les chapitres ? Est-ce la description d'une même ville des points de vue différents ? Quel est le principe régissant le choix des noms de villes : tantôt d'origine pseudo-orientale (Zaïra, Tamara), tantôt latinisants (Octavie, Léonie), tantôt grecs (Foedora, Phyllide), tantôt mythologiques (Léandra, Bérénice), tantôt faisant appel direct à la comédie del arte (Clarice, Sméraldine), tantôt travestis (Raïssa (Rassia, c'est-à-dire Russie ?), Zirme (Birme ?)) ?

La présence de ces liens intérieurs activés par le lecteur et qui l'activent, lui, le transformant presque en coauteur, - telle est la différence de fond des " Villes imaginaires " par rapport aux romans d'aventure des XVII-XVIII ss. ou du roman grec ancien, qui sont aussi composés d'une succession d'aventures peu liées entre elles, et où le vecteur de temps est aussi très peu présent : tout le long d'un gros roman le héros a la même force, habilité et débrouillardise, les amoureux, après une séparation et force péripéties (de genre capture par des pirates), se retrouvent aussi jeunes et amoureux passionnément comme au début. Dans les " Villes imaginaires ", les histoires, sans être liées au niveau du sujet, se trouvent liées au métaniveau, et non pas de façon linéaire, comme dans " Décaméron ", mais par une multitude de moyens, tout conformément à la définition d'hypertexte.

Au début du chapitre VI l'échange suivant a lieu entre le Khan et Marco :

- Il en reste une [ville ]dont tu ne parles jamais.

Marco Polo baissa la tête.

  • Venise, - dit le Khan.

Marco sourit.

- Chaque fois que je fais la description d'une ville, je dis quelque chose de Venise.

<...>

- Les images de la mémoire, une fois fixées par les paroles, s'effacent, - constata Polo.

- Peut-être, Venise, ai-je peur de la perdre toute en une fois, si j'en parle. Ou peut-être, parlant d'autres villes, l'ai-je déjà perdue, peu à peu. (XIII, 104-105)

Ici, le lecteur peut se reprendre et se mettre à chercher, dans toutes les descriptions, des indices de Venise. D'autant plus que Calvino le provoque : tout de suite après ce dialogue débute une description qui fait très clairement allusion à Venise :

A Sméraldine, ville aquatique, un réseau de canaux et de rues se superposent et se recoupent... (XIII, 106)

Cette référence géographique n'a rien du hasard. Venise - la ville la plus singulière du monde qui laisse à tous les voyageurs une impression persistante d'" une autre réalité ", de l'" apothéose de la forme ", suivant l'expression de A. Guénis (VI, 76), est une incarnation géographique, spatiale du principe de non-linéarité :

Pour aller d'un endroit à un autre, tu as toujours le choix entre le parcours terrestre et le parcours en barque : et comme à Sméraldine le chemin le plus court d'un point à un autre n'est pas une droite mais une ligne en zig-zags ramifiée en variantes tortueuses, les voies qui s'offrent aux passants ne sont pas simplement deux, il y en a beaucoup, et elles augmentent encore si l'on fait alterner trajets en barque et passages à pieds secs. (XIII, 106)

On retrouve ici une des particularités du style de Calvino qui revient dans les deux romans suivants : les principes de la construction du texte sont projetés à l'intérieur du texte. On assiste à la fusion de l'approche de création et de l'approche discursive, caractéristique citée par Landow comme un des indices de l'hypertexte (XXI).

De même, l'idée sous-jacente du passé non-réalisé et d'un avenir pluriel, qui traverse tout le livre (par exemple, " Villes et échanges, 1 "), est présente dans un dialogue de Marco et du Khan, dialogue qui fait référence au " Jardin des sentiers qui bifurquent " de Borges :

Marco entre dans une ville ; il voit quelqu'un sur une place vivre une vie ou un instant qui auraient pu être siens ; il aurait pu être à la place de cet homme, maintenant, s'il s'était, autrefois, jadis, arrêté, ou encore si, jadis, à un croisement de chemins, au lieu de prendre d'un côté il avait pris du côté opposé et qu'après un long périple il en fût arrivé à se trouver à la place de cet homme sur cette place. Désormais lui-même est exclu de ce passé, qu'il soit véritable ou hypothétique ; il ne peut s'arrêter ; il doit continuer jusqu'à une autre ville, où l'attend une autre de ces vies passées, ou quelque chose qui peut être a été l'une de ses vies futures possibles et qui est maintenant le temps présent de quelqu'un d'autre. Les avenirs non advenus ne sont rien d'autre que des branches de son passé : des branches mortes.

  • Tu voyages pour revivre ta vie passée ? ö C'était à ce point la question du Khan, qui pouvait encore se formuler de cette façon :
  • Tu voyages pour trouver ton avenir ?

Et la réponse de Marco :

- L'ailleurs est un miroir en négatif. Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tout ce qu'il n'a pas eu, et n'aura pas. (XIII, 37-38)

Une autre idée présente dans beaucoup de récits trouve son expression verbale dans le texte du roman ö l'idée de substitution de la civilisation de l'image à la civilisation de signe :

Nouvellement arrivé et parfaitement ignorant des langues de l'Orient, Marco Polo ne pouvait s'exprimer autrement que par gestes, en sautant, en poussant des cris d'émerveillement et d'horreur, avec des hurlements de bête et des hululements, ou à l'aide d'objets qu'il sortait de ses sacs : plumes d'autruche, sarbacanes, morceaux de quartz, et disposait devant lui, comme les pièces d'un échiquier. Au retour des missions auxquelles Kublai l'affectait, l'ingénieux étranger improvisait des pantomimes que le souverain devait interpréter : une ville était désignée par le bond d'un poisson qui s'enfuyait du bec du cormoran pour tomber dans un filet, une autre ville par un homme nu qui traversait le feu sans se brûler, une troisième par un cr'ne qui tenait entre ses dents couvertes de vert-de-gris une perle blanche et ronde. (XIII, 29-30)

Dans le dialogue qui clôt le dernier chapitre on a une énumération des plus célèbres villes heureuses imaginaires de tous les temps, qui seraient répertoriées, elles aussi, sur l'atlas de Kubla-khan : la Nouvelle Atlantide, Utopie, la Ville du Soleil, Océana, Tamoé, Harmonie, New-Lanark, Icarie, aussi que les villes maudites et monstrueuses : Enoch, Babylone, Butua, Yahoo, Brave New World. Le livre devient donc non seulement non-linéaire, mais aussi interactif : le lecteur est invité à poursuivre les voyages de Marco : soit à revenir dans des endroits qu'il a déjà visités, soit inventer ses propres villes ö inventer ou bien combler les lacunes laissées par le malicieux vénitien et/ou par l'auteur non moins malicieux.

VII. Palindromes de sens. " Ch'teau des destins croisés "

Le second des romans analysés se prête encore moins à un résumé linéaire. Il s'agit dans ce roman d'un ch'teau ou une taverne qui abrite un voyageur épuisé ayant vécu des moments de peur bleue. Il se retrouve à table avec d'autres voyageurs. Une fois la faim rassasiée, ils ont envie de parler de leurs aventures qui les ont amenés là, mais ils découvrent qu'un enchantement a rendu tous les convives muets. Heureusement qu'il y a sur la table un jeu de cartes de Tarot de Milan ö jeu créé par Bonifacio Bembo en XV s. pour les ducs de Milan. L'un des convives prend une carte - Chevalier de Coupe (la figure peinte lui ressemble), la pose sur la table et y rajoute successivement dix-huit cartes en deux rangs verticaux, construisant " l'Histoire de l'ingrat puni ".

Une fois son histoire finie, un autre convive se montre extrêmement troublé par la combinaison de deux cartes qui se sont trouvé voisines sur l'horizontal. Il ajoute sur la droite, la figure du Roi de Coupe, et construit, comme le convive précédent, l'histoire de ses mésaventures en mettant quatorze cartes en deux rangées de droite à gauche : c'est " l'Histoire d'un alchimiste qui vendit son 'me ". Les histoires s'enchaînent ainsi, Calvino le commente de façon suivante :

Dans le " Ch'teau " des cartes qui composent une histoire sont organisées en colonnes doubles, et elles sont croisées par trois rangées doubles. On obtient en résultat une mosaïque dans laquelle on peut lire trois récits horizontalement et trois - verticalement, en plus chaque suite de cartes peut être lue dans le sens inverse, c'est alors une autre histoire. On a donc en somme douze histoires. (XV)

Lorsque toutes les cartes sont sur la table, le ch'telain les reprend et remet de nouveau, et on voit que ce n'est plus le jeu raffiné renaissant de Bembo, mais le jeu qui est encore en cours aujourd'hui ö le Tarot de Marseille qui reproduit les gravures du XVIII s.

Dans la " Taverne " les successions de cartes créent aussi des histoires. <...> Elles forment des blocs moins bien dessinés, se superposant sur la partie centrale de l'ornement principal où se concentrent les cartes figurant dans la plupart des histoires. (XV.383)

" Le ch'teau des destins croisés " a été composé en même temps que les " Villes imaginaires ", on ne s'étonnera donc pas d'y retrouver beaucoup de choses en commun : un chronotope très conventionnel, très " conte merveilleux " (les cadres médiévaux de certains récits se succèdent avec des récits d'une thématique très urbaniste, tels " l'Histoire de la vengeance de la forêt ". Les deux romans ont en commun l'ambivalence des événements proclamée par le narrateur. Il n'arrive pas à comprendre s'il se trouve dans un ch'teau de chevaliers en compagnie des gens raffinés ou bien dans une taverne de grande route, avec des compagnons occasionnels :

A ce spectacle, j'éprouvai une sensation bizarre, ou plutôt : deux sensations distinctes qui se confondaient dans ma tête un peu brouillée et dérangée par la fatigue. (XV, 9)

Dans les " Villes imaginaires " l'accent est mis sur la non-linéarité de la narration, alors que dans le " Ch'teau " - sur sa polysémie. Dans les " Villes " l'auteur note que Marco s'exprimait par signes, mais lui-même habille ces signes en paroles, sans laisser libre cours aux interprétations. Dans le " Ch'teau " le procédé est mis à nu. Calvino nous montre les signes (cartes) et nous prévient que son interprétation n'est qu'une interprétation possible, à savoir, celle de quelqu'un qui a une grande culture littéraire. Il est possible que d'autres personnages réunis à table les interprètent à leur façon :

Je ne sais pas combien d'entre nous réussirent à déchiffrer d'une manière ou d'autre cette histoire, sans se perdre dans toutes ces méchantes cartes de Coupe et de Deniers qui tombaient précisément quand nous désirions le plus une claire illustration des faits. La communicativité du narrateur était faible, peut-être parce que ses dispositions le portaient davantage à la rigueur de l'abstraction qu'à la transparence des images. Bref, certains d'entre nous se laissaient distraire ou arrêter par des rencontres particulières de tarots et ne réussissaient pas à le suivre plus avant. (XV, 27)

Nous, lecteurs, nous nous voyons accorder les mêmes droits que les personnages et nous sommes libres de donner notre interprétation aux cartes. Nous sommes ici confrontés à ce phénomène qui, comme j'ai déjà dit, peut être considéré comme le contenu principal de la culture du XX s. : substitution à l'opposition binaire réalité / fiction de toute une hiérarchie de réalités avec des limites diffuses entre les niveaux.

Cette occasion devient possible aussi par le fait que l'auteur " descend ", se rapproche de ses personnages. Dans les " Villes " il est (il plane, si l'on veut) au-dessus d'eux [...]. Dans le " Ch'teau " l'auteur ö non pas le narrateur mais bien l'auteur ! ö se trouve parmi ses héros, on peut dire qu'il les côtoie et il est obligé (quand il raconte son propre histoire autobiographique) de " jouer " suivant les mêmes règles qu'il leur a imposées.

A la différence du " roman-mémoire " classique, du " roman en lettres ", " roman en documents ", comme par exemple " La pierre de Lune " de Collins où les narrateurs partiellement informés cachent un auteur entièrement informé qui connaît la succession unique d'événements et leurs rapports que les lecteurs sont invités à restituer, le " Ch'teau des destins croisés " présente un cas opposé. Il n'y a aucune succession unique d'événements, et le texte de l'auteur n'est rien de plus qu'une des versions possibles de l'interprétation des cartes-signes.

Le texte n'est pas ce que nous lisons, il ne s'identifie pas non plus à ce que nous pouvons écrire, le texte est quelque chose de plus, c'est le potentiel qui ne peut être réalisé que partiellement et par un script (ensemble de caractères et de vides ö M.V.). (Espen Aarset, " Nonlinearity and literary theory ", dans XXI)

Le roman commence alors à ressembler à un eisberg, dont la partie invisible dépasse la partie visible : le nombre d'histoires-interprétations possibles n'est limité que par l'imagination du lecteur, c'est-à-dire pratiquement non-limité. C'est justement la prise de conscience de cet état de faits au XX s. ö la forme potentielle (virtuelle ? ö N.I.), non-réalisée des textes, qui sert de mobile principal à la création d'hypertextes non-linéaires.

Une autre particularité du " Ch'teau des destins croisés " est son caractère multimédia, c'est-à-dire le dépassement d'un seul aspect d'art, en l'occurrence, littérature. Il est évident que ce livre ne peut, en principe, exister sans les images ö les cartes Tarot, les détails les plus infimes de leurs dessins, jusqu'aux expressions de visages sur les cartes majeures en partie imaginées par l'auteur-interprétateur constituent le moteur du sujet. Probablement on pourrait trouver dans la littérature mondiale quelques exemples de livres où les illustrations jouent un rôle non pas aussi important, mais au moins comparable. Mais, comme on l'apprend de la post-face, au cours du travail sur le " Ch'teau " Calvino dépasse deux dimensions, c'est-à-dire la feuille imprimée comme telle :

Je passais des jours entiers à défaire et refaire mon puzzle, j'imaginais de nouvelles règles de jeu, je dessinais des centaines de plans, en carré, en losange, en étoile <...> les plans devenaient tellement compliqués (allant même jusqu'à requérir une troisième dimension, sous forme de cubes, de polyèdres) que je m'y perdais tout le premier. (XV, 138)

Mais Calvino établit non seulement des rapports intérieurs, mais aussi extérieurs avec les supports d'information visuelle. Quand c'est le tour à l'auteur de raconter son histoire, les associations le font dévier de cartes vers les tableaux : il remplace la carte Hermite par St Jérôme, Cavalier d'Epée ö par St George, et il bascule vers une étude d'histoire de l'art, tout à fait dans l'esprit de " l'école des Annales " : il examine les représentations de ces deux personnages par différents peintres et graveurs et l'évolution de leurs attributs et des paysages. Ainsi, conformément à la définition de l'hypertexte, il se produit, d'une part, un effacement de frontières entre les textes de fiction et non-fictionnels, d'autre part, les limites de l'oeuvre elle-même perdent leur fixité, deviennent transparentes. Le livre part dans tous les sens : Uffizi, Louvre, galeries de Londres et de Munich.

Il est impossible de ne pas convenir que c'est le Réseau, et non pas un livre imprimé, qui est l'environnement le plus adapté à l'hypertexte, tout comme pour le roman classique c'est le livre imprimé et non pas, par exemple, le rouleau. Calvino étudie les tableaux et les gravures qui ne sont pas parmi les plus connus, et même si c'était le cas, il est impossible de se les rappeler dans tous les détails, et il me manquait, pendant la lecture de ce livre (comme à tous les lecteurs, j'en suis sûr), des reproductions de qualité de ces tableaux. Il est évident que la publication des reproductions en couleurs ferait augmenter de façon non-proportionnée le volume (et le coût !) d'un petit livre. Or, ce problème, difficile à résoudre pour une édition papier, a une solution instantanée dans le Réseau : il suffit d'indiquer des hyperliens appropriés aux catalogues en ligne de Louvre, Uffizi etc.

La conclusion qui clôt cette " étude " sur St-George et St-Jérôme est assez inattendue. On retrouve le principe de " complémentarité " :

<...> Les histoires de St-Georges et de St-Jérôme se déroulaient l'une à la suite de l'autre comme si elles ne faisaient qu'une seule histoire ; la vie même homme, jeunesse maturité vieillesse et mort. <...> Le personnage ou bien réussit à être le guerrier et le sage en tout ce qu'il fait et qu'il pense, ou il ne sera ni l'un ni l'autre, et le fauve, lui, est en même temps dragon ennemi dans la sauvagerie de la ville et lion tutélaire dans l'espace des pensées : et il ne se laisse affronter sinon sous ses deux formes ensemble. (XV, 123-124)

On remarquera que c'est un cas typique dans le " Ch'teau des destins croisés " : les histoires construites de cartes, toutes simples qu'elles puissent paraître et même les plus classiques, sont sujettes à une déconstruction en profondeur (cf. l'exemple de l'histoire du Roland furieux) :

C'est seulement à la fin de l'histoire (sur Roland ö M.V.) que le lecteur réalise d'avoir assisté à un processus inhabituel de décodification. <...> Calvino  fait un jeu savant (scherza sapientemente) (XVII, 173), en les chargeant d'un sens tout à fait nouveau ; il devient alors pratiquement un " créateur de mythes " (le terme russe " mifotvorets " a une longue histoire dans la tradition de critique littéraire russe, il a été appliqué, notamment, à Nietzsche, et à Dostoïevski. " Démiurge " est peut-être une meilleure traduction ? ö N.I.).

Lorsque l'auteur raconte ou, comme il dit lui-même, " essaie de raconter " son histoire, ses associations deviennent on ne peu plus " littératurocentrées " et subtiles : Justine de De Sade devient la soeur de Juliette de Shakespeare, et leurs histoires convergent vers celle d'Ôdipe. Tout de suite après on observe le même passage de l'histoire de lady Macbeth en celle de Cordélie. Cette " fluidité " est la plus flagrante dans l'histoire double de Faust et Perceval, du Roi de Deniers et du Cavalier D'Epée (" Deux histoires où on se cherche pour s'y perdre ") :

Je ne sais depuis combien de temps (des heures ou des années) Faust et Perceval s'appliquaient à retrouver leurs itinéraires, tarot après tarot, sur la table de la taverne. Mais chaque fois qu'ils se penchent sur les cartes, leur histoire se lit d'une autre façon, elle subit des humeurs de la journée et du cours des pensées, elle oscille entre deux pôles : tout ou rien. (XV, 108)

C'est justement cette " fluidité " des passages des histoires l'une dans l'autre qui est l'aspect unique du livre. Il le met à part non seulement parmi les romans ordinaires, mais aussi parmi ces oeuvres incontestablement hypertextuelles, comme, par exemple, " Feu p'le " (Nabokov) ou le célèbre " Dictionnaire khazar " de Milorad Pavic. C'est certainement lié à la mentalité de Calvino. Les notions de " jeu ", " puzzle " (" casse-tête ") sont très importantes dans la compréhension du " Ch'teau des destins croisés " et de l'oeuvre tardif de Calvino en général. Comme pour Vélémir Khlebnikov (poète futuriste russe très hermétique du début du siècle, un peu l'équivalent russe de Rimbaud - N.I.) ses palindromes réversibles étaient non seulement un jeu philologique subtil, mais l'expression de l'idée de réversibilité du temps, idée qui le travaillait, de la même manière pour Calvino le croisement de sujets et de destins était, sans doute, le reflet le plus adéquat du monde qu'il perçoit comme un immense " pantorime " - un poème où tout rime avec tout, comme un ensemble où tous les éléments nécessaires sont déjà présents et tout ce qu'on peut faire, c'est de les placer de différentes façons et de les lire dans différents sens (directions). Lui-même écrivait :

Ce qui m'intéresse, c'est un puzzle où l'homme se trouve incrusté (se trova incastrato), un jeu de correspondances, une figure qui doit être retrouvée dans les ornements d'un tapis. (XIV, 188)

Dans la Postface pour " Ch'teau " Calvino avoue qu'il avait l'idée, pendant un moment, d'écrire la troisième partie du livre - " Motel des destins croisés " où les sujets résolument modernes seraient décomposés non pas sur un matériel de renaissance ou classique, mais moderne, lui aussi :

Mais quel est l'équivalent contemporain des tarots, comme représentation de l'inconscient collectif ? Je pensais aux bandes dessinées : pas aux histoires pour faire rire ; aux séries dramatiques, bandes d'aventures et d'épouvante <...>. J'imaginais de placer à côté de la Taverne et du Ch'teau dans un cadre semblable, le Motel des destins croisés. Quelques personnages qui ont échappé à une mystérieuse catastrophe trouvent refuge dans un motel à demi détruit où n'est resté qu'une page roussie de journal : la page de bandes dessinées. Les survivants, qui ont perdu la parole tellement ils ont eu peur, racontent leurs histoires à l'aide des vignettes, mais sans suivre l'ordre de chaque strip : en passant d'un strip à l'autre, selon des colonnes verticales ou diagonales. Je ne suis pas allé plus loin que la formulation de l'idée telle que je viens de l'exposer. Il était temps de passer à autre chose. J'ai toujours aimé faire varier mes parcours. (XV 140)

Cet autre parcours a à abouti au roman " Si par une nuit d'hiver un voyageur "

VIII. " Toi, lecteur... ". " Si par une nuit d'hiver "

Ce roman est le plus grand des romans étudiés, et aussi le plus complexe. Non seulement du point de vue de la structure, mais aussi par le nombre d'allusions, de références intertextuelles polyvalentes (c'est-à-dire situées aux différents niveaux), d'épisodes travestis, jeux de sens cachés. Les traits proprement post-modernes au sens littéraire y sont les plus visibles : il s'agit de littératurocentrisme, bricolage, travestissement, hiérarchie de textes dans un texte, changement de la position de l'auteur. Le contenu philosophique du roman est également très complexe. Dans ce chapitre je prétends encore moins que dans les chapitres précédents à une analyse exhaustive, je me limiterai simplement à noter quelques traits importants pour mon sujet.

Le sujet du livre est donc littératurocenté au plus haut degré. Le lecteur, personnage principal du roman, commence la lecture d'un nouveau roman ö rien d'autre que le roman d'Italo Calvino intitulé " Si par une nuit d'hiver un voyageur... ", - mais il découvre que son exemplaire comporte une erreur de brochage : le livre est composé seulement du premier cahier qui se répète plusieurs fois, c'est-à-dire les 32 premières pages (elles sont reproduites) ; la lecture est donc coupée juste au moment où l'action commence à se développer. Le lecteur s'empresse d'aller à la librairie pour échanger son exemplaire, il est impatient de connaître la suite. Dans la librairie il fait connaissance avec la Lectrice qui a le même problème que lui, et il apprend que le roman qu'il a commencé à lire n'est pas de Calvino ( !), mais que, par erreur, la couverture du livre de Calvino cachait le roman d'un auteur polonais inconnu. Le lecteur ne s'intéresse plus au roman de Calvino qu'il avait l'intention de lire, il veut continuer la lecture du livre polonais. On lui donne un autre exemplaire, mais, une fois chez lui, le Lecteur découvre que, d'abord, ce n'est plus du tout le même roman, et que, ensuite, il comporte, lui aussi, une erreur : à partir du deuxième cahier, les pages ne sont imprimées que d'un côté, et, troisièmement, ce n'est pas un roman polonais, à en juger d'après les noms propres et les toponymes. Le Lecteur consulte un atlas géographique et voit que les toponymes mentionnés dans le roman se référent à une certaine Cimmérie ö Etat apparu après la première guerre mondiale et disparu définitivement avec sa langue après la seconde guerre mondiale. Intrigué, le Lecteur fixe un rendez-vous avec la Lectrice pour rendre visite au professeur d'université, spécialiste de cette langue et littérature. Celui-ci, à peine les noms des personnages prononcés, reconnaît instantanément le plus grand chef-d'oeuvre de sa littérature et se met à le traduire à l'improviste d'après le manuscrit qu'il possède. Mais le Lecteur et la Lectrice se redent tout de suite compte que c'est un autre roman : mis à part quelques noms et toponymes, tout y est différent. L'histoire se reproduit onze fois, les recherches ne cessent de s'embrouiller, fait surface la figure quasi-mythique du Traducteur qui traduit on ne sait quoi de l'on ne sait quelle langue, le Lecteur est de plus en plus impliqué dans l'action (jusqu'à devenir l'agent secret pendant un moment), parallèlement évolue sa relation avec la Lectrice. Le livre se termine de façon assez " traditionnelle " : le Lecteur épouse la Lectrice et, avant de se coucher, ils terminent la lecture d'un nouveau roman d'Italo Calvino " Si par une nuit d'hiver un voyageur ".

Déjà ce résumé montre que ce roman présente en quelque sorte une synthèse des deux précédents, il combine le caractère statique et fragmenté des " Villes " avec le dynamisme et la pluralité des lectures du " Ch'teau ".

Tous les indices déjà cités de l'hypertexte sont présents dans " Voyageur ". Caractère discret de la narration coupée à chaque fois " au moment le plus intéressant ", active non seulement " le Lecteur " à partir à la recherche, mais aussi le lecteur, l'impliquant dans le jeu, l'incitant à reconstruire la suite, c'est-à-dire, en fait, traduire (notion très importante dans le roman) les onze livres du conditionnel à l'indicatif. Il est évident qu'à ce moment, chaque lecteur obtiendra ses onze livres, ainsi, le nombre général de lecture augmente à l'infini, ce qui rend le texte absolument non-linéaire.

D'autre part, le parallélisme évident de plusieurs sous-romans (je vais appeler ainsi onze histoires ench'ssées) qui traitent le même sujet ou des sujets proches sur un matériau et dans une stylistique différents, provoque, comme c'était le cas dans " Les villes... ", une tentative de rassembler les onze histoires ench'ssées dans un seul métarécit, comme les douze titres (y compris celui du roman) arrivent à former un paragraphe cohérent. Ou bien, on peut d'abord les réunir dans plusieurs groupes, et ensuite, en construire un récit, un métamétarécit. De cette façon, le schéma de construction d'un narratif hypertextuel en quatre niveaux, du bas en haut, proposé par Gunnar Liestol, peut être appliqué au " Voyageur ..." :

4. Discours, comme il est construit [par un lecteur concret]

3. Ensemble de discours (stratégies narratives potentielles)

2. Histoire, comme elle est construite [par un lecteur concret]

    1. Ensemble d'histoires (lignes potentielles de sujet)

Les niveaux 1 et 3 ne dépendent pas du lecteur, alors que les niveaux 2 et 4 sont choisis par lui. Liestol écrit :

A la lecture d'un hypertexte de fiction, le lecteur ne se limite pas à reconstruire les narratifs, il en crée et en invente de nouveaux, non-prévus par l'auteur primaire. Dans l'hypertexte de fiction, les principes-clés de la structuration du narratif et les opérations principales de la création (" avtorsvta ") sont reléguées de l'auteur au lecteur, de l'auteur " primaire " à l'auteur " secondaire ". <...> Une des premières caractéristiques de l'hypertexte, du point de vue du lecteur, est son implication dans le choix et la sélection de différents modes et techniques de construction et de composition du narratif. Face à un hypertexte, le lecteur est invité à prendre part à ce que nous pouvons appeler la " machinerie du narratif ". (XXI, 99)

Il est clair que, en fonction de la façon de construire la " Patience " des récits (après le "Ch'teau des destins croisés" je suppose que ces termes ne choquent personne) ö qu l'on les interprète comme différents fragments de la même histoire, comme un champ de récits, comme débuts du même récit ou bien comme des récits isolés, le texte et les composants de sa structure vont prendre des significations très différentes - de même que les cartes tarots dans le livre précédent de Calvino.

Mais, de façon opposée et complémentaire aux " Villes " et " Ch'teau ", les aspects des oeuvres hypertextuelles (liés le plus étroitement avec l'esthétique du post-modernisme) qui se manifestent le plus dans " Voyageur " sont les suivants : hétérogénéité et multimédia, aussi que l'interpénétration de la conscience (en l'occurrence, celle de l'écrivain) avec les moyens de communication.

Tous les onze sous-romans ench'ssés imitent de façon manifeste (parfois parodient presque) tel ou tel style narratif : roman policier rétro, qui ressuscite l'Italie d'Amarcorde avec des allusions à la Résistance ; roman de " éducation sentimentale ", dont l'action se passe sur un arrière-plan ethnographique touffu du Nord de l'Europe ; roman psychologique " proustien " avec un arrière-plan policier ; une autre éducation sentimentale, mais dans un contexte révolutionnaire [...] ; roman policier contemporain international sur la mafia ; un autre roman policier, mais avec les motifs dominants de miroirs et de doubles " à la " Borges-Nabokov ; deux histoires d'amour étranges qui se déroulent dans les milieux académiques ö japonais et américain ; le journal intime de Sailas Flannety rempli de sujets non-réalisés et de réflexions sur la métaphysique de l'écriture ; une parodie sur un roman mythe latino-américain ; une anti-utopie fantasmagorique ; et enfin, simplement un conte sur Haroun-al-Rachid.

Les chapitres qui relient ces sous-romans dans lesquels se développe le sujet du Lecteur et de la Lectrice, sont encore plus travestis et parodiques. Déjà dans le premier d'entre eux, Calvino se moque assez méchamment de la technique narrative moderniste :

Tu as déjà lu une trentaine de pages et voici que l'histoire commence à te passionner. Tout d'un coup tu te dis : " Mais cette phrase, je la connais. J'ai l'impression d'avoir déjà lu tout ce passage ". C'est bien cela : il y a des motifs qui reviennent, le texte est tissé de ces aller et retour destinés à traduire les incertitudes du temps. Tu es un lecteur sensible à ce genre de finesses, toi, un lecteur prompt à saisir les intentions de l'auteur, rien ne t'échappe. <...> Un instant, regarde le numéro de la page. Ca alors ! <...> Ce que tu prenais pour une recherche stylistique de l'auteur est une erreur d'imprimerie... (p.29)

Mais reprendre la lecture, personne n'y songe. Tu <...> demandes :

Et tu cherches à t'emparer du roman. Mais ce n'est pas un livre ; c'est un cahier déchiré. Et le reste ?

" Excuse-moi, dis-tu, je cherchais les autres pages : la suite.

Dans le chapitre VII, dans une scène d'amour, Calvino se met tout à coup dans le rôle d'un sémioticien acharné, propagandiste de " pantextualisme " :

Lectrice, voici que tu es lue. Ton corps est soumis à un déchiffrement systématique, à travers des canaux d'information tactiles, visuels, olfactifs, et non sans intervention des papilles gustatives. <...> Le corps n'est pas seul, chez toi, objet de lecture : il compte comme partie d'un ensemble compliqué d'éléments <...> au moyen desquels un être humain croit à certains moments être en train de lire un autre être humain. (166)

Tout le texte est parsemé de petits " accroches " pour les lecteurs attentifs. Quel est cet Etat Cimmérie avec la capitale Örkko ? " Cimmérie ", comme on sait, c'est le nom ancien de la Crimée ; Örkko - n'entend-il pas par là par hasard Inkerman ? Compte tenu de l'inclinaison de Calvino envers les cartes géographiques aux noms d'utopies, il n'y a rien de bizarre dans cette supposition. L'auteur du sous-roman polonais s'appelle Tazio Bazakbal. Mais ce prénom rare - Tadzio ö est déjà porté par un autre personnage extrêmement célèbre et chargé de significations diverses : le garçon polonais de " Une mort à Venise " de Thomas Mann, objet de la passion funeste du personnage principal. Est-ce simplement de la " gymnastique de l'érudition " ou bien un symbole, une allusion ?

De même, le personnage-narrateur d'un autre sous-roman, qui raconte l'histoire d'un amour adolescent et de trahison à l'époque incertaine de la guerre civile, porte le nom d'Alex Zinnober. La même question : est-ce par hasard que son nom coïncide avec le surnom de klein Zaches d'Hoffmann ? A quoi l'auteur fait-il allusion ?

Dans le chapitre X le personnage Lecteur boit du thé et discute de la censure, de l'Esprit, de la liberté de la parole avec Arcadian Porphyritch ö " Directeur général des archives de la police d'Etat ". Cet Etat est une certaine Ircanie (ne s'agit-il pas de l'utopie Icarie ?). Je crois que l'ombre épaisse de Dostoïevski (plus précisément " Crime et Ch'timent ") pèse sur ce chapitre, et non seulement pour les lecteurs russes.

Mais on a déjà vu apparaître le motif du Crime et Ch'timent dans le roman : l'auteur vieillissant des best-sellers, l'Irlandais Silas Flannery recopie dans son journal le début du roman de Dostoïevski " pour voir si la charge d'énergie contenue dans ce début se communique à ma main " (XVIa, 197-198)

Il écrit aussi dans son journal :

L'idée m'est venue d'écrire un roman tout entier fait de débuts de romans. Le protagoniste pourrait en être un Lecteur qui se trouve sans cesse interrompu. Le Lecteur achète le nouveau roman A de l'auteur Z. Mais l'exemplaire est défectueux, et ne contient que le début... Le Lecteur retourne à la librairie pour échanger son exemplaire...

Je pourrais l'écrire tout entier à la seconde personne : toi, Lecteur... Je pourrais aussi faire intervenir une Lectrice, un traducteur faussaire, un vieil écrivain qui tient un journal comme celui-ci...

Mais je ne voudrais pas que, pour échapper au Faussaire, la Lectrice finisse entre les bras du Lecteur. Je ferais en sorte que le Lecteur parte sur les traces du Faussaire, lequel se cache en un pays très éloigné ; de la sorte, l'Ecrivain pourra rester seul avec la Lectrice.

Seulement, privé d'un personnage féminin, le voyage du Lecteur perdrait de son charme : il faudra qu'il rencontre sur sa route une autre femme. La Lectrice peut avoir une soeur... (XVI, 219)

Nous arrivons ici à une particularité bien curieuse du roman. Si dans " Les villes " l'auteur plane au-dessus de ses personnages ö Marco et le Khan, et dans " Le Ch'teau " il les côtoie et joue aux mêmes jeux avec eux, dans le " Voyageur " il fait encore un pas (le dernier) à l'intérieur de son livre.

Après avoir lu plus de la moitié du roman, le lecteur réel (se rappelant " l'hiérarchie des réalités ", il serait plus correct de dire : " le lecteur situé dans la réalité extérieure par rapport à celle du roman ") découvre que le livre qu'il est en train de lire est composé par un de ses personnages ! Alors que " l'auteur biologique " - l'écrivain célèbre Italo Calvino ö figure dans le roman en qualité de l'auteur d'un des sous-romans (on ne sait s'il existe ou s'il est inventé par le traducteur mythomane Marana), et il est traité de façon assez familière :

On est ici en face d'une situation unique, je crois, dans la littérature mondiale : ce n'est pas un auteur omniscient extérieur au roman qui s'adresse au lecteur avec ces paroles : " Toi, lecteur... " (on a une infinité d'exemples de ce genre) ; ce n'est pas un auteur de mémoires (comme Dante, Robinson Crousoe ou Casanova), ce n'est pas " le héros lyrique " qui fait semblant d'ignorer l'activité de rédaction de son " double réel " (comme Vénitchka dans " Moscou-sur-la-vodka " (d'un auteur russe Vénitchka Erofeev - N.I.)) ; ce n'est pas non plus le narrateur introduit exclusivement dans les intérêts du lecteur ([...] comme docteur Watson), mais c'est un des personnages.

Et le " lecteur " auquel s'adresse Calvino ö qui n'est au début qu'un simple lecteur (n'importe qui peut s'identifier à lui), devient, au fur et à mesure, le Lecteur, impliqué dans l'action de façon de plus en plus active. On peut dire qu'il traverse, de façon imperceptible, les limites de la feuille imprimée pour entrer dans " l'espace virtuel " du texte, de même que Orphée passe par le miroir dans le Pays de la Mort dans le film de Jean Cocteau, de même que les internautes traversent l'écran de l'ordinateur à trois heures du matin. A quel moment cela se produit-il ? Au moment où le lecteur arrive à l'université, à la chair d'une langue par avance fictive (ou non-fictive ?) ? Lorsqu'il entame le dialogue avec la Lectrice ? Ou bien encore plus tôt : lorsqu'il refuse le bon exemplaire du roman d'Italo Calvino " Si par une nuit d'hiver un voyageur " qui lui a été proposé, et se met à la poursuite du " vrai  livre "  qui lui échappe ? On est une fois de plus dans la situation où l'on ne peut pas poser une limite fixe entre la " réalité " et la " fiction " pour les opposer.

A la relecture attentive on remarque que l'auteur (qui qu'on entende par ce mot) ne s'arrête pas là : Flannery n'arrive pas à commencer à rédiger, et attend (on ne sait pas trop s'il est sérieux) l'inspiration télépathique... des extraterrestres qui ont l'intention, par le truchement de son livre, de transmettre aux Terriens leur message. Le livre que Flannery prépare est écrit, nous le lisons, donc - ?

Donc, la notion d' " hyperauteur " (" gyperavtorstvo " - N.I.) introduite par Mikhail Epstein déjà mentionné se trouve adéquate au roman :

Ce terme m'est apparu par analogie avec " hypertexte ", c'est-à-dire une dislocation du texte dans les espaces virtuelles qui permettent de le lire dans n'importe quel ordre et passer d'un fragment à n'importe quel autre. De la même manière, la notion d'auteur se fluidifie dans le monde actuel des Lettres pour se transformer en une pluralité d'auteurs possibles, " virtuels " qui ne peuvent pas converger vers un individu réel. L'hyperauteur a le même rapport vis-à-vis de l'auteur traditionnel, ponctuel, discret, que l'ensemble des emplacements probables vis-à-vis de la particule élémentaire que la mécanique quantique essayait de repérer, alors que celle-là persévérait à ne pas vouloir se localiser et se dissolvait en onde. (XI)

C'est exactement comme ça que se dissolvent les tentatives de définir le " vrai " auteur du " Voyageur ", le genre auquel il appartient, sa stylistique, parce que la forme sophistiquée n'est pas un but en soi, mais, comme c'est aussi le cas du " Ch'teau " et des " Villes ", c'est l'expression la plus appropriée des aspirations philosophiques de Calvino. L'auteur n'est pas mort (malgré ce qu'en dit Barthes ou, plus précisément, en complément de ce qu'il en dit), c'est que, simplement, il est allé si loin dans son désir de décrire le monde le plus exactement possible, que, comme les physiciens, il s'y est laissé assimiler. Le vrai Livre qu'il aspire à écrire, est déjà écrit, et il ne nous reste plus, à nous autres humains, qu'à le traduire, translater d'une langue dans une autre : du langage du corps dans celui des signes, du langage des signes dans celui des images, de l'italien en russe...

***

Je veux terminer par la même chose que j'ai évoqué au début : ce n'est pas l'ordinateur qui a engendré les narratifs hypertextuels. Ni le XX siècle. Simplement la réalité et la conscience humaine se sont transformées d'une telle façon au XX siècle, que l'hypertexte est devenu la forme la plus adéquate pour les décrire. Et Italo Calvino, comme un vrai artiste, l'a senti et a réussi à l'exprimer. Parce que, comme le dit Umberto Eco (VII, préface à l'édition italienne) :

Une oeuvre d'art comporte souvent plus d'information sur le monde et la société que des tas d'études savantes.

Khamovniki, 08-09.98

 

Ouvrages cités :

  1. Andreev A. CETERATURA kak ee NET (NETérature telle quelle : réflexions sur la littérature en ligne)

  2. Barthes, Rolland. C/Z.

  3. Baudrillard J. La guerre du golf n'a pas eu lieu.

  4. Borges H. L. Ôuvres.

  5. Vizel M. Jardin des haïkus qui bifurquent // " Literaturnaja gazeta " 12.IX.1997 ö N¡ 46

  6. Guénis A. Vavilonskaja bashnia (tour de Babylone). L'art du présent. " Nezavisimaja gazeta ".1997

  7. Lotman J. M. Vnoutri mysliashih mirov (A l'intérieur des univers pensants), Moscou, 1996

  8. Manine Dimitri. Kak pisat' ROMAN. Zametki k teorii literaturnogo hypertexta. (Comment écrire le ROMAN. Notes pour une théorie de l'hypertexte littéraire.)

  9. Pouchkine, A.S. Ôuvres complètes.

  10. Roudnev V. P. Slovar' kul'tury XX veka (Dictionnaire de la culture du XX siècle), 1997

  11. Epshtein, Mikhail. O virtual'noj slovestnosti (De la littérature virtuelle).

  12. Bernstein, Mark. Patterns of hypertext // Proceedings of Hypertext. N.Y., ACM, 1998.

  13. Calvino, Italo. Le citta invisibili. Verona, Mondadori Editore, 1993

  14. Calvino, Italo. Due interviste su scienza letteratura. Dans : Calvino, Italo. Una pietra sopra. Torino, Einaudi, 1980.

  15. Calvino, Italo. Il castello dei destini incrociati. Torino, Einaudi, 1973.

  16. Calvino, Italo. Se una notte d'iverno un viaggiatore. Torino, Einaudi, 1979.

  17. Certi, Maria. Il viaggio testuale. Torino, Einaudi, 1978.

  18. Eco, Umberto. From Internet to Gutenberg. A lecture presented by Umberto Eco at The Italian Academy of Advanced Studies in America. November 12, 1996

  19. The Electronic Labyrinth. 1995

  20. Hassan, Ihab. Making Sense : the triumph of postmodern discourse. //New literary history, vol. 18, N¡ 2, 1987, pp. 445-446

  21. Landow, George P. ed. Hypertext / Text / Theory. Baltimore : John Hopkins Press, 1992.

  22. Landow, Georges P. Hypertext : The convergence of contemporary critical theory & technology.

Bibliographie :

  1. Barthes, Rolland. Mythologies.
  2. Bakhtine, M.M. Problemy poetiki Dostoïevskogo.
  3. Beniamine, Valter. Proizvedenie iskusstva v epohu ego tehnicheskoj vosproizvodimosti. (Ôuvres d'art à l'époque de la reproductivité technique)
  4. Borges, H. L. Analyse de l'oeuvre d'Herbert Kouan.
  5. Veinstein, O.B. Homo deconstructivis : filosofskie igry postmodernizma (jeux philosophiques du postmodernisme).// " Apocryphe " N¡2, Moscou, éd. Labyrinthe.
  6. Ilyin, I.N., Poststructuralisme. Déconstructivisme. Postmodernisme. ö Moscou, éd. " Intrada ", 1996
  7. Ilyin, postmodernisme dès ses débuts jusqu'à la fin de notre siècle. ö Moscou, éd. " Intrada ", 1998
  8. Nabokov, V.V., Feu p'le.
  9. Ortega-e-Gasset, H., Déshumanisation de l'art. // " Autoréflexivité de l'art européen du XX siècle ", Moscou, 1991
  10. Ortega-e-Gasset, H., Résurrection des masses. In "Ôuvres choisies ".
  11. Milorade Pavic, " Dictionnaire khazar "
  12. Roudnev, B.P., Morphologie de la réalité. ö Moscou, éd. " Gnosis ", 1996
  13. Eco, U., Le nom de la rose / Apostille.
  14. Bartens, Hans. The Detective.
  15. Broich, Ulrich. Intertextuality.
  16. Calvino, Italo. Lezioni americane. Six memos for the next millenium. ö Milan, Garzanti, 1988.
  17. Ferreti, Giancario. Le capre di Bikinii. Calvino giornalista e saggista. Milano, Garzanti, 1989
  18. Fokkema, Doowe. The semiotics of literary postmodernism. In : Bertels, Hans, Fokkema, Doowe (eds.) Postmodernism : Theory and literary practice. ö Amsterdam, 1997
  19. Greenheart, Adrienne. Six Sex Scenes : a novella in hypertext. ö 1996
  20. Hassan, Ihab. The Dismemberment of Orpheus. ö The University of Wisconsin Press.

Notes

  1. Cf. Torpakova Olga. Italo Calvino et littérature ex machina.
  2. Le mot link, essentiel dans la théorie et la pratique de l'hypertexte, s'est déjà émancipé de son sens premier (link ö maillon [qui relie] ; lien, connexion) et est devenu productif en russe (zalinkovat' (littéralement ö " linker " - N.I.)).
  3. A savoir, le sceptre royal : comme on se souvient, Alice avance des pions en dames.
  4. Comme d'habitude, c'est encore Pouchkine qui l'a noté de façon concise : " Il est un livre dont la parole est interprétée et transmise dans tous les coins de la terre, appliquée aux circonstances de vie les plus diverses et aux anecdotes du monde ; dont on ne peut répéter une expression sans que tout le monde le sache par coeur, qui ne soit pas déjà un proverbe des peuples ; elle ne recèle plus pour nous rien d'inconnu ; mais ce livre s'appelle Evangile, - et telle est son charme éternellement nouveau, que si nous <...> l'ouvrons par hasard, nous n'avons plus de force pour lutter contre sa douce tentation et nous plongeons par notre esprit dans son éloquence divine. " (" Des devoirs de l'homme ", XVIII, 191-192)
  5. Ce n'est sans doute pas une simple coïncidence, qu'il existe dans l'Internet deux grands sites qui lui sont consacré : celui-là et celui-ci.
  6. Pour décrire de la façon la plus adéquate un objet physique du micromonde, il faut le faire dans deux systèmes dont l'un exclue l'autre, par exemple, comme une particule et comme une onde à la fois.
  7. Le marché des encyclopédies vit, ces dernières années, des changements révolutionnaires. Les éditions papier des encyclopédies célèbres sont remplacées par leurs versions électroniques sur CD-rom et sites Web payants. Si en 1988 on a vendu 200 milles exemplaires de l'encyclopédie Britannica en 32 volumes, le volume de ventes a chuté en 4 fois en 1995, et en 1997 a pratiquement disparu. Le marché des encyclopédies électroniques augmente environ à 20% par an. Quant au prix, celui, par exemple, de " Britannica CD 97 " a baissé de $1000 jusqu'à $125 en un an. [source : " Actualités financières " num. 40, 1998]
  8. Par exemple, celui du concours de littérature en réseau " Art-Teneta ".
  9. Dans la poésie japonaise, le coassement de grenouille est une image équivalent de celle du chant de rossignol dans la poésie européenne.
  10. Cf. la définition du texte idéal de Barthes.
  11. Les citations (dans l'original russe ö N.I.) sont données dans la traduction de M. Vezel : la seule traduction russe de ce roman qui existe n'est pas satisfaisante.
  12. Cf. les paroles de Lotman sur la " civilisation autocommunicative " et " civilisation du message " citées ci-dessus.
  13. Le " jeu ", c'est-à-dire la création suivant les règles strictes convenues d'avance est, comme on se souvient, une des contraintes principales de l'OULIPO. " Le jeu n'a du sens que s'il est régi par des règles de fer ".
  14. Sa première partie a été d'abord publiée en 1969 dans l'album reproduisant en couleur et en dimensions d'origine le jeu de Bembo ö ce qui prouvait en pratique la thèse post-moderne de la confusion de genres.
  15. Souvenons-nous encore une fois de la " civilisation du message ", de la " civilisation autocommunicative " et de la nécessité de leur convergence.
  16. Je n'ai pas du tout été étonné d'apprendre qu'un certain Alberto Chekki de l'Institut viennois des systèmes informationnels organise dans le Réseau le projet de l'écriture de la troisième partie non-écrite de Calvino
  17. Qui, du fait, se trouve être le douzième.
  18. Comme on a déjà pu observer, dans les " Villes " cette tendance trouve son expression dans le texte lui-même. Un des personnages, écrivain de romans policiers Silas Flannely, passe en revue à nos yeux les variantes différentes de sujets de récit. D'autre part, au niveau de la phrase, Calvino met tout le temps les prédicats et les compléments doubles, en les reliant par les conjonctions " ou ", " bref " etc. , de façon à ce qu'ils se précisent, se complètent et même se démentent.
  19. Liestol, Gunnar. The Rider's Narrative in Hypertext. (XXI)
  20. [note sur la traduction russe du nom du personnage Haroun-al-Rachid]
  21. Déjà dans les " Villes invisibles " on peut considérer un des récits (" Villes et échanges. 4 ") comme une dérision fine de structuralisme : " A Ersillie, pour établir les rapports qui régissent la vie de la ville, les habitants tendent des fils qui joignent les angles des maisons, blancs ou noirs, ou gris, ou blancs et noirs, selon qu'ils signal des relations de parenté, d'échange, d'autorité, de délégation. Quand les fils sont devenus tellement nombreux qu'on ne peut plus passer à travers, les habitants s'en vont : les maisons sont démontées ; il ne reste plus que les fils et leurs supports. " (p. 92, XIII)
  22. Dans la transcription italienne [tatsio].
  23. Tous les sous-romans sont écrits à la première personne.
  24. Allusion à l'Irlandais Shon Connery, interprète du rôle de James Bond ?
  25. Après avoir recopié plusieurs pages, Flannery s'arrête non sans effort : " Je m'arrête avant d'être submergé par la tentation de recopier Crime et Ch'timent en entier ". C'est sans doute à cette tentation que n'a pas pu résister Pierre Menard de Borges.
  26. On trouve chez Pouchkine dans son " Roman en lettres " inachevé : " Maintenant je comprends, pourquoi Viazemski et Pouchkine aiment bien les jeunes filles de province ", - mais, premièrement, ce ne sont pas les paroles de l'auteur du roman, mais de l'auteur d'une lettre, deuxièmement, Pouchkine n'apparaît pas comme auteur de cette oeuvre, mais simplement comme un des écrivains souvent cités dans la polémique de presse, et troisièmement, on se souvient que Pouchkine a " débuté " comme auteur de prose (" Récits de Belkine ") anonyme ; il est très probable que le même sort a été réservé au roman en lettres qui est resté inachevé.
  27. Le roman est écrit avant l'arrivée des temps de " politiquement correct ", donc, précisons qu'il s'agit de n'importe quel homme blanc européen d'un 'ge et de classe moyens.
  28. Cf. dans le " Voyageur " : " Qu'importe le nom de l'auteur en couverture ? Transportons-nous en pensée d'ici à trois mille ans. Dieu sait quels livres de notre époque auront survécu, et de quels auteurs on se rappellera encore le nom. Certains livres seront restés célèbres mais on les considérera comme des oeuvres anonymes, comme l'est pour nous l'épopée de Gilgamesh ; il y aura des auteurs dont le nom sera demeuré célèbre, mais dont il ne restera aucune oeuvre, comme c'est le cas pour Socrate ; ou bien tous les livres qui auront survécu seront attribués à un mystérieux auteur unique, comme Homère... " (XVIa 114)
[

reprinted from: http://hypermedia.univ-paris8.fr/Groupe/documents/Calvino.htm]

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